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27 mai 2024

Voici venu le temps de la ville aux enfants

Liberté perdue

Lorsque je repense à ma jeunesse dans les années 90, ma ville était un vaste terrain de jeu. Les cours d'eau et parcs qui la zébraient étaient des points de rencontre pour nous, les enfants. Avec ses 30 000 habitants, le centre-ville avait une dimension humaine, comparable à un quartier de Nantes. La rue en impasse, telle celle où j'habitais, prolongeait l'intimité de mon foyer et devenaient un terrain de découvertes où nous, enfants, apprenions nos premières leçons d'indépendance. Je me souviens bien de ces matins où acheter seul une baguette symbolisait un pas vers l'autonomie, un rite de passage qui nous enseignait la responsabilité, même à travers la simple gestion de quelques pièces de monnaie.

Dès mon CE2, un parcours de presque 850 mètres séparait notre domicile de l'école. Je l'accomplissais seul, quatre fois par jour, un trajet que les contraintes économiques familiales rendaient nécessaire plutôt que choisi, n’allant ni à la cantine ni, au périscolaire. Aujourd'hui, bien que l'école de mes enfants soit à moins de 400 mètres de chez nous, je me trouve hésitant à leur octroyer la même liberté. Suis-je le seul à ressentir ce dilemme ?

Les statistiques de l’OCDE (1) nous montrent une réalité frappante : dans les années 80, 85% des enfants de 5 à 6 ans jouissaient de cette autonomie, aujourd'hui, seuls 8% d’entre eux franchissent seuls le seuil de leur établissement scolaire. Dans les villes de plus de 100 000 habitants, 90% des enfants du primaire et 77% des collégiens sont accompagnés à l'école (Source Harris Interactive) (2).

Des études menées au Royaume-Uni au début des années 2000 et à Bordeaux en 2014 par l'Observatoire des mobilités et des rythmes de vie, misent au goût du jour par l’urbaniste Madeleine Masse, indiquent qu'en 1950, les enfants jouissaient d'une autonomie de près de 4 kilomètres autour de leur domicile. Dans les années 1990, cette distance avait été réduite à 400 mètres, et elle est aujourd'hui presque nulle (3). Ce rétrécissement de leur monde se fait sans grand bruit, mais avec des conséquences profondes sur leur développement et leur bien-être.

Autrefois, une vigilance collective, presque instinctive, prévalait dans les rues où adultes et voisins veillaient sur tous les enfants comme s'ils étaient les leurs. Aujourd'hui, permettre à un enfant de jouer dehors sans surveillance peut être perçu comme une négligence, signe de l’ère de d’environnement contrôlé et sécurisé à l'extrême par le président de la république et son ministre de l’intérieur Gérald Darmanin.

On a tendance à l'oublier, mais traverser certaines rues est aussi dangereux que traverser un gouffre et ce type de représentation permet aussi de comprendre toute la place que la voiture occupe dans les rues de nos villes. © l’artiste visuel Franalbuquerque


Cependant, en arrivant à Nantes, j'ai découvert des aspects qui inspirent confiance dans l'espace urbain. Nantes se distingue comme l'une de ces rares villes où un sens du civisme des habitants est particulièrement notable : où les conducteurs s'arrêtent aux passages piétons et où un regard courtois est souvent échangé. Ce trait peut sembler imperceptible pour ceux qui y vivent depuis longtemps, mais il y a quelque chose dans l'air — un je-ne-sais-quoi typiquement nantais — qui suggère que les gens sont naturellement attentifs aux autres. Toutefois, même cet esprit de communauté s’érode depuis le COVID par une surveillance, un individualisme et un contrôle omniprésents.

Les enfants, grands oubliés de l'urbanisme

Le 19 février dernier, le quotidien Libération mettait en lumière une réalité troublante avec sa Une intitulée « Moi, mioche et gênant » (4). L'article soulignait combien peu de place est accordée aux enfants dans l’espace public. Notre société tend de plus en plus à rendre les enfants "invisibles", en les excluant des espaces publics, comme les restaurants ou même les mariages (5). Et nos villes, autrefois terrains de jeux et d'exploration, les transforment aujourd'hui en simples spectateurs d'un théâtre adulte qui ne leur est pas destiné.

Imaginez un instant voir le monde à travers les yeux d'un enfant. Accroupissez-vous, vous avez 4 ans et vous pensez à traverser la rue : les voitures semblent foncer vers vous, provoquant une peur viscérale, semblable à celle qu'on pourrait ressentir face à un prédateur sortant d’un buisson. Ce simple exercice met en évidence la menace quotidienne que représente notre paysage urbain pour un enfant.

Thierry Pacquot, dans plusieurs de ses essais (6), évoque que les enfants sont devenus "les grands oubliés de l’urbanisme". Il nous donne à voir que l'urbanisation de notre planète s'est faite de pair avec l’automobilisation, où la configuration des villes est désormais dictée par les besoins de fluidifier le trafic automobile à tout prix, tant pour la circulation que pour le stationnement.

Cette prolifération des véhicules a rendu nos rues dangereuses, particulièrement pour les enfants qui n'atteignent la maturité de leur perception optique que vers l'âge de 11 ans (7). Avant cela, ils ne perçoivent pas les dangers de la même manière qu'un adulte. Ils ne peuvent pas surveiller leur environnement à 360° pour anticiper les menaces potentielles. Dans un geste protecteur, mais paradoxal, nous les privons de l'opportunité de développer leur autonomie, essentielle pour naviguer en sécurité dans cet environnement urbain complexe.

Le trajet quotidien d'un enfant, de son domicile à l'école, est révélateur de cette lacune. Rien, ou presque, n'est conçu pour eux : les panneaux de signalisation sont souvent hors de vue, les aires de repos adéquates manquent pour qu'ils puissent jouer ou se reposer, les trottoirs sont étroits, et même les abords des écoles sont parsemés de barrières et de poteaux qui ne tiennent pas compte de leur stature ni de leurs besoins.

Il est évident que nos villes ne sont pas adaptées aux enfants. L'intégration des enfants dans l'urbanisme n'est pas seulement une question de sécurité, mais aussi d'inclusion sociale et de reconnaissance de leurs droits en tant que citoyens à part entière.

Réintégrer les enfants dans l'espace public

La surprotection est devenue une norme répandue dans nos sociétés contemporaines, souvent justifiée par un sentiment d’insécurité omniprésent. Cette tendance nous pousse à confiner nos enfants à des espaces sécurisés mais restrictifs — leurs chambres, les salles de classe, ou des cours de récréation aux dimensions limitées. Bien que ces mesures soient motivées par un désir légitime de les protéger, elles risquent paradoxalement de priver nos jeunes d'une enfance riche en découvertes et en interactions sociales authentiques. Comme acteurs de la vie urbaine, avons la responsabilité de réintégrer les enfants dans les villes et espaces publics, leur permettant ainsi de réapprendre à vivre et à jouer en extérieur. Leur présence enrichit la communauté et stimule une vie publique dynamique, et pourtant, ils sont souvent relégués au second plan.

Des exemples de bonne pratiques, il y en a plein.

Exemple à Berlin


Comme jeune papa expatrié plus de 7 ans à Berlin, j'ai été frappé par une conception radicalement différente des espaces dédiés au temps de qualité en famille. La ville regorge de parcs, et les "Spielplatz" y sont légion, chacun présentant un caractère unique, une invitation à l'aventure (8). Ces aires de jeux ne se ressemblent pas ; elles déploient un éventail d'imagination qui séduit non seulement les enfants mais aussi les parents, devenant de véritables lieux de sociabilité pour de nombreux trentenaires que nous sommes.

La qualité de ces lieux réside dans leur capacité à offrir des assises confortables pour les adultes, permettant ainsi aux parents de profiter pleinement du temps passé avec leurs enfants, sans ressentir le besoin de faire de cette rencontre un moment expéditif. Cette approche contraste fortement avec l'expérience que nous vivons souvent en France, où les aires de jeux semblent être choisies dans un catalogue universel, destiné à équiper indistinctement villes et aires d'autoroute (9).

Cette approche devrait nous inspirer à repenser nos propres espaces urbains pour qu’ils soient plus accueillants pour les enfants. L'exemple des terrains d’aventure conçus par l'architecte Aldo van Eyck à Amsterdam illustre parfaitement cette philosophie (10). Entre 1947 et 1978, van Eyck a créé plus de sept cents espaces ludiques intégrant des passages secrets et des zones propices à la construction de cabanes, favorisant ainsi l’autonomie et la créativité des enfants. Malheureusement, nombre de ces lieux innovants ont été progressivement remplacés par des structures plus conformes aux normes de sécurité modernes, souvent à la suite des préoccupations excessives des parents.

Les espace de jeux d’Aldo Van Eyck


Pour réintégrer les enfants dans l'espace public et redonner à nos villes une dimension plus inclusive, nous devons repenser nos approches. Cela implique de créer des espaces qui encouragent non seulement la sécurité mais aussi l'autonomie et la créativité des plus jeunes. Il est possible de s'inspirer de modèles étrangers où les parcs et terrains de jeux sont pensés comme des lieux de vie communautaire et non comme de simples précautions sécuritaires.

De la maille à marmaille

J'ai longtemps pensé que l'échelle humaine devait être le fondement de tout aménagement urbain. Toutefois, en tant que parent, je ne peux rejoindre le constat de Madeleine Masse que le meilleur indicateur de la bonne santé d’un espace public pourrait bien être la présence des enfants. Leur libre circulation, leur capacité à s'arrêter, à se cacher, à courir dans une direction puis à en changer brusquement tel un oiseau en vol, dans les lieux urbains, est le véritable indicateur d'un environnement accueillant et sécurisé. Actuellement, lâcher la main de mon plus jeune enfant m'est souvent impossible, ce qui me pousse à privilégier des itinéraires plus sécurisés et agréables, bien que moins directs. Mais ce choix m’est dicté par ma passion pour les lieux urbains, je doute fortement que cet état d'esprit est la norme.

Pour améliorer cette situation, il est essentiel de développer un réseau de passages sécurisés pour les enfants, en particulier autour des écoles et des zones de jeu. La piétonisation des voies adjacentes aux établissements scolaires est une première étape cruciale permettant aux enfants de se rendre à l'école à pied en toute sécurité. Cette approche pourrait également être étendue à d'autres zones importantes pour les familles, comme les installations sportives ou les parcs, tout en maintenant l'accès nécessaire pour les véhicules de service et les résidents.

Un concept innovant pour réapproprier l'espace urbain pour les enfants est celui de la "rue aux enfants" (11). Une initiative transformant temporairement ou de manière plus permanente des rues en zones de jeu sécurisées. Ces aménagements ne se contentent pas de redonner de l'espace aux enfants pour jouer, mais contribuent également à réduire la pollution et à améliorer la sécurité générale. Les expériences menées, comme à Barcelone où la piétonisation de quartiers entiers, les superblocks, a réduit les niveaux d’azote dans l’air d’un tiers (12), démontrent les bénéfices multiples de telles politiques, notamment pour pour la santé.

Exemple de réappropriations temporaires des rues d'un superbloc de Barcelone, cet espace était à l'époque un carrefour très encombré.


La question de la place des enfants dans nos villes nous confronte à un défi plus large, celui de la coexistence des voitures, des vélos et des piétons dans l'espace urbain. Bien que la diversité soit une richesse pour la ville, et qu'il n'est pas juste d'un point de vue social, d'imaginer une ville 100 % sans voiture, une hiérarchisation s'impose. La priorité doit être donnée aux piétons, premier degré de la mobilité, surtout comme nous l’avons vu ici aux plus jeunes d'entre eux.

Nous sommes à un tournant crucial : nos villes doivent évoluer pour devenir des lieux où chaque enfant peut explorer, apprendre et grandir en toute sécurité. L'urbanisme doit se transformer pour devenir véritablement inclusif, intégrant les besoins des plus petits parmi nous, non seulement pour leur bien-être personnel mais aussi pour le bien de la communauté dans son ensemble. Au final, il n'y a peut-être rien de plus emblématique de la pensée écologique que de concevoir nos villes pour qu'elles soient adaptées à nos enfants. Après tout, si ce n'est pas pour eux, alors pour qui luttons-nous ?

William AUCANT

Architecte Diplomé d’état, Conseiller Régional et Militant pour le Climat et le Logement

Avec son expertise en architecture et urbanisme, William témoigne d'un engagement sans faille en faveur de la ville de la justice à l'ère du dérèglement climatique. Fort de ses expériences à travers l'Europe, il apporte une vision globale aux projets urbains, intégrant des méthodes constructives et participatives venue d'ici et d'ailleurs. Dans sa pratique, il promeut la ville-nature, la juste mesure et le droit à la ville. En 2019, il fait partie des 150 citoyens français sélectionnés pour participer à la Convention Citoyenne pour le Climat, expérience qui marquera un tournant et le poussera vers un engagement politique actif dès 2021 pour défendre les initiatives écologiques et sociales au niveau régional. Son engagement envers le climat, le ménagement du territoire, la participation citoyenne, et l'accès au logement et à la nature caractérise son action politique locale.


(1) OCDE, "Faits marquants pour la France". https://www.oecd-ilibrary.org/sites/4cf48637-fr/index.html?itemId=/content/component/4cf48637-fr

(2) Sondage auprès des parents d’élève sur les trajets domicile – école et le principe des rues scolaires. https://harris-interactive.fr/opinion_polls/sondage-aupres-des-parents-deleve-sur-les-trajets-domicile-ecole-et-le-principe-des-rues-scolaires/

(3) Entretien, "Les villes ne sont pas adaptées pour les enfants, il faut les repenser". https://www.ouest-france.fr/societe/urbanisme/entretien-les-villes-ne-sont-pas-adaptees-pour-les-enfants-il-faut-les-repenser-b9b0465e-4840-11ee-98a9-71c5bc692f09

(4) Une de Libération, "Moi, mioche et gênant". https://x.com/libe/status/1759300426631934202

(5) "Ces couples ont choisi d'interdire leur mariage aux enfants... quitte à semer la zizanie dans la famille". https://www.bfmtv.com/societe/ces-couples-ont-choisi-d-interdire-leur-mariage-aux-enfants-quitte-a-semer-la-zizanie-dans-la-famille_AV-202306170042.html

(6) Paquot, T. (2022). "Pays de l’enfance". https://terreurbaine.com/pays-de-lenfance/

(7) "La vision se développe lentement". https://www.cerveauetpsycho.fr/sd/cognition/la-vision-se-developpe-lentement-8054.php

(8) "Die 11 schönsten Spielplätze in Berlin". https://mitvergnuegen.com/2017/die-11-schoensten-spielplaetze-in-berlin/

(9) "Des architectes abandonnés sur les aires d'autoroute". https://www.liberation.fr/france/2019/08/02/des-architectes-abandonnes-sur-les-aires-d-autoroute_1743230/

(10) "Aldo Van Eyck’s playgrounds". https://issuu.com/matteolunetta/docs/m_lunetta_dissertation_paper/s/11609032#google_vignette

(11) "Bienvenue sur le wiki des Rues aux enfants !". https://wiki.ruesauxenfants.com/?PagePrincipale

(12) "Do Barcelona’s superblocks improve air quality?". https://www.envirotech-online.com/news/air-quality-monitoring/113/international-environmental-technology/do-barcelonarsquos-superblocks-improve-air-quality/62662

Pour aller plus loin :

La ville aux enfants (en) https://www.lacittadeibambini.org/en/

Tonucci, F. (2019). La ville des enfants: Pour une [r]évolution urbaine. https://www.editionsparentheses.com/La-ville-des-enfants

© 2024 FAIRE MIEUX - TOUS DROITS RESERVES

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