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13 mai 2024

Immigration et Expatriation : la gauche a la conquete des mots

La guerre que mène l’extrême droite pour imposer sa vision raciste de l’immigration s’est toujours menée en priorité sur la conquête des mots. Souiller les termes pour les remplir progressivement d’instincts négatifs permet de souiller les gens qu’ils désignent, de déshumaniser pour rendre acceptable des politiques inhumaines, d’instiller de la peur pour créer des ennemis de l’intérieur.

La première étape fut, pour le père Le Pen, de diaboliser les « clandestins » tandis que la gauche parlait sans problème d’« accueil des immigrés ». Le front de la lutte a depuis largement reculé, les termes d’ « immigré » et de « migrant » sont désormais depuis longtemps perdus par la gauche, arrachés par l’extrême-droite par leur guerre sémantique constante.

La gauche est pour l’instant retranchée pour défendre les « exilés » et « réfugiés », terme encore relativement épargnés mais pour combien de temps cependant. Je ne pose aucune critique de la nécessité de batailler en défensive sur le front de ces termes pour empêcher l’extrême-droite de se les accaparer entièrement.

J’aimerai cependant ici proposer un autre front de bataille, cette fois en conquête par la gauche d’un nouveau terme aujourd’hui accaparé majoritairement par les classes supérieures et la bourgeoisie de façon hypocrite : le terme d’expatrié.

Expatrié : statut particulier d’un terme racial

Le Robert définit le terme d’expatrié comme désignant une personne « qui a quitté sa patrie volontairement ou qui en a été chassé ». C’est donc un terme très général qui s’applique à toute les personnes sujettes à migration, qu’importe son départ et sa destination, qu’importe les raisons de sa migration.

Cependant, ce terme très générique dans sa définition est aujourd’hui au contraire utilisé de façon étrangement très restrictive. Il est tout à fait normal de parler d'un Français parti vivre en Angleterre qu'il est un expatrié, et choquant d'en parler comme d'un immigré. On est finalement très proche d’un terme racial : expatrié pour les blancs, immigré pour les autres. L’immigré Français n’existe pas, pas plus que l’immigré Américain ou Allemand. Pourtant les Français et autres occidentaux émigrent, et même beaucoup : 2.5 millions de Français (1) vivent actuellement hors de France, soit un peu plus que toute la population de Paris.

Mais non mais non ! Il n’y a pas d’immigrés Français, ce sont des expatriés, ou expat’, ça n’a rien à voir ! Nous on part pour les études ou pour bosser à l’étranger, ça fait classe ! L’expat’ est blanc, jeune et fringuant, parle bien l’anglais, part pour entreprendre ou se découvrir, c’est louable ! Même si c’est pour vivre de petits boulots de serveur à Montréal, il y a de quoi se vanter d’être autant aventurier ! Pas comme l’immigré qui est vu comme fainéant, sûrement incompétent, un fardeau dont les Français doivent s’occuper, qu’importe que sur les 5.3 millions d’étrangers vivant en France (2), 66% aient un diplôme qualifiant (3), pas loin du chiffre de la population française.

Le terme d’expatrié est donc traité comme un véritable statut qui nous est auto-attribué à nous, les blancs occidentaux, dissociant sémantiquement une réalité pourtant identique à celle de l’immigré. Ces deux mots distincts créent deux perceptions distinctes des personnes qu’elles désignent, et on voit là le vrai problème à combattre : ce sont les personnes elles-mêmes qui sont ségréguées, à travers ces mots, selon leurs races sociales.

La théorie de la relativité linguistique : les mots créateurs de réalités

La théorie de la relativité linguistique argumente que la langue, que l’on utilise pour penser, influence concrètement notre perception de la réalité. Des cas flagrants ont été étudiés, comme les locuteurs de la langue Himba en Namibie qui utilisent le même mot pour désigner le vert et le bleu, et sont dès lors incapables de distinguer ces deux couleurs. Idem pour les russes qui, ayant deux mots pour décrire la couleur bleue, ont une meilleure capacité à distinguer des nuances de bleu qu’un Français.

Mais au-delà de l’influence que peut avoir la langue sur nos perceptions physiques, c’est surtout notre pensée abstraite qui est impactée par les mots qu’on utilise.

Poser un mot sur un concept n’est pas juste un moyen pratique d’en parler, c’est créer une nouvelle réalité en soi, sur laquelle on peut dorénavant penser. L’exemple de l’ « islamo-gauchisme » ou du « wokisme » en sont de très bonnes illustrations, ne reposant sur rien, ces mots sont d’eux-mêmes créateurs d’une réalité, parler de wokisme fait exister le wokisme.

De la même manière, avoir deux mots distincts pour décrire deux concepts proches permet d’effectivement les séparer et les penser indépendamment l’un de l’autre. La séparation des termes « immigré » et « expatrié » permettent la création de deux réalités distinctes, très concrètement pensées et ressenties différemment par les Français.

Il faut s’en convaincre, les mots ne sont pas qu’un outil pour décrire une réalité, ils sont dans une certaine mesure eux-mêmes influenceurs de la façon dont nous percevons et pensons la réalité. Mener la guerre des mots c’est bien mener une guerre d’idée dans la conscience collective, en conquérir ou en perdre peut signifier imposer ou se faire imposer des idées. Sur le sujet des migrations, l’extrême-droite mène ce combat avec succès depuis des décennies, il serait temps que la gauche s’arme et mène enfin ce combat de façon offensive.

L’insuffisance du terme d’exilé : à la conquête du mot d’expatrié

Le terme d'exilé à l'avantage d'être, pour le moment en tout cas, encore relativement neutre dans l’opinion publique, mais il a le problème de n'être utilisé, même par la gauche, que pour parler des personnes s'exilant de pays du sud vers les pays du nord.

Exilé désigne la même réalité que le terme d’expatrié, mais sépare toujours lexicalement les personnes auxquelles elles s’appliquent selon leur race sociale. La gauche utilisant le terme d’exilé ne travaille donc pas à rompre cette inégalité raciste véhiculée par la langue, alors même qu’elle est bien à l’origine de la création d’une pensée raciste dans l’opinion publique.

Cela fait des années que je m'amuse, au fil de rencontres de Français partis vivre à l'étranger pendant plusieurs années et qui en sont revenus, à placer une petite phrase de façon tout à fait anodine, du genre "et alors, les immigrés Français sont bien acceptés à Londres ? Vous êtes nombreux là-bas, t'as réussi à te faire des potes Anglais ou tu trainais avec d'autres immigrés Français ?". Dit sans aucune connotation ironique ou de provocation, le visage impassible, cette phrase pourtant parfaitement descriptive de sa situation va quasi toujours faire buguer "l’expatrié" revenu dans son pays (essayez chez vous !).

Je désamorce au besoin avec un "enfin expatrié quoi”. Mais c'est déjà gagné car en quelques secondes il s’est instinctivement mis sur la défensive, a turbiné pour trouver une réponse, un argument pour se détacher du terme d'immigré, qui a par réflexe été vécu comme une agression, voir une insulte. Je l'ai alors forcé à réfléchir sur la raison de cette réaction réflexe. Pourquoi se revendique-t-il avec fierté d'avoir été expatrié, alors qu'il fustige peut-être régulièrement les immigrés de façon générale sans trop d’arguments.

Ramener l’« expatrié » à son statut d’immigré le force à réfléchir, mais il faut aussi octroyer aux « immigrés » le statut d’expatrié pour les extirper du marasme des préjugés. Défendons donc dès maintenant l’accueil des expatriés syriens qui fuient la guerre, rappelons le rôle des expatriés algériens dans la reconstruction du pays, scandons en manif « nous sommes tous des enfants d’expatriés » ! Non il n’y pas à pas trop d’expatriés en France, oui il faut revoir les accords de Dublin pour une plus juste répartition des expatriés en Europe.

Réussir à imposer ce terme d'expatrié pour désigner ceux qui arrivent chez nous, c'est provoquer un choc qui brise la distinction que la droite et l'extrême-droite cherche à maintenir entre eux et nous, entre Occidentaux supérieurs et autres venus d’ailleurs. Cela force à réfléchir plus profondément au sujet, sortant les gens de l’apathie idéologique et des images préconstruites par l’extrême-droite de “l’immigré”. C’est également un mot refuge pour parler du sujet des migrations, en utilisant un terme impossible à salir car partagé avec nos expatriés occidentaux souvent de classes supérieures ou bourgeoise.

C’est pour moi l’arme sémantique qu’il nous manque pour reprendre l’offensive dans la bataille pour l’accueil digne des expatriés en France, allons la récupérer !


Thomas BOUTIGNY

Ingénieur en Énergies Renouvelables et Militant Écologiste

Né en 1994 dans les Yvelines, Thomas Boutigny a orienté sa vie professionnelle et militante vers le développement durable. Spécialisé en génie énergétique à l'IMT Atlantique, il s'investit dans le photovoltaïque, l'éolien, et le militantisme à La France Insoumise. Co-président de Nanteol et membre de WattElse, il concrétise son engagement écologique par des projets citoyens énergétiques. Son action politique se concentre sur les politiques énergétiques et de décarbonation, ainsi que sur le logement et la réindustrialisation.


(1) France Diplomatie, le nombre d’inscrits au Registre des Français établis hors de France et nombre total estimé de Français vivant à l’étranger pour 2023 : https://www.diplomatie.gouv.fr/fr/services-aux-francais/l-action-consulaire-missions-chiffres-cles/la-communaute-francaise-a-l-etranger-en-chiffres/

(2) INSEE, données sur l’immigration et les étrangers en France pour 2022 : https://www.insee.fr/fr/statistiques/3633212

(3) INSEE, niveau de diplôme des immigrés selon l’origine géographique en 2022 : https://www.insee.fr/fr/outil-interactif/5367857/details/20_DEM/25_ETR/25E_Figure5

© 2024 FAIRE MIEUX - TOUS DROITS RESERVES

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