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13 mars 2024

Dematerialisation et services publics

La généralisation de la dématérialisation au sein de nos services publics remet en cause la notion même de service public. En regardant l’évolution du service public de l’emploi, nous pointons les dangers de la dématérialisation pour les usagers comme pour les agents.

Aussi variés soient-ils, les acteurs du service public sont soumis à trois grands principes : la continuité du service public, l'égalité devant le service public et l'adaptabilité (ou mutabilité) de celui-ci.  (1)

La continuité entend qu’un service public est rendu sur tout le territoire français : urbain, rural, montagneux, ultra-marin … L’égalité entend qu’un service public est rendu pour toute la population, de manière identique, sans regard de statut social, de religion, de couleur de peau, d’âge, de sexe … L’adaptabilité entend que le service public doit pouvoir s’adapter aux changements de la société française.

La dématérialisation des services publics se fait sous couvert de la mutabilité, en s’adaptant à l’arrivée de l’informatique et d’internet dans notre société, mais pose souci du point de vue de l’égalité et du point de vue de la continuité.

Mais en fait, qu’est-ce que la dématérialisation ?

La dématérialisation est le mot employé aujourd’hui par l’administration et les institutions pour désigner le fait qu’il n’y ait plus de guichet physique dans l’accès des services de l’Etat, mais que les administrés fassent leurs démarches en ligne, eux-mêmes.

Afin d’illustrer ce que peut être la dématérialisation d’un service public, je vais m’appuyer sur un cas concret que je connais bien, celui du service public de l’emploi, c’est-à-dire l’ANPE et l’ASSEDIC, puis Pôle Emploi, maintenant France Travail.

L’informatisation des données a commencé dans les années 80 : informatisation des offres, des dossiers des inscrit·es (rémunération et profil emploi) … L’ANPE sortait de l’ère papier crayon : fiches d’offres classées par secteur d’activités, fiches demandeurs/demandeuses d’emploi classées par ordre alphabétique et un rapprochement entre ces deux fichiers lié à la fois au hasard, au professionnalisme du conseiller ou de la conseillère emploi ainsi qu’à sa faculté de mémorisation.

L’informatisation a alors permis d’améliorer le service au public grâce au partage des informations. Vers 2010, le public a vu arriver la dématérialisation : exit les centaines d’offres affichées chaque matin sur les murs de l’ANPE ! Bonjour les offres en consultation directement sur des ordinateurs mis à disposition dans la ZLA (Zone de Libre Accès) avec des conseillers et des conseillères pour animer et guider les premiers pas.

Vous pouviez donc habiter Nantes et chercher des offres à Amiens (ou l’inverse !) sans que cela soit un souci. Avec le développement du site, les privé·es d’emploi pouvaient, s’ils, elles le souhaitaient et étaient équipé·es, consulter les offres à leur domicile, regarder des vidéos tutorielles etc…

La dématérialisation était donc plutôt positive au départ. Petit à petit, elle s’est développée. Les entretiens par téléphone quand c’était judicieux de ne prendre que ponctuellement le pouls d’une recherche d’emploi, des points par courriels, des mini formations en vidéo… Mais à chaque fois avec des personnes volontaires, quel que soit le coté du guichet.

Un cap a été franchi avec la crise Covid, le confinement et le développement du télétravail

La dématérialisation pour les un·es (les privé·es d’emploi et précaires) et le télétravail pour les autres (conseiller·es France Travail ) deviennent quasi obligatoire.

Du positif, nous glissons alors vers le négatif. Le premier danger de la dématérialisation systématique est lié à l’illectronisme. L’illectronisme, c’est-à-dire la difficulté à utiliser les outils du numérique et/ou accéder aux contenus accessibles sur internet, touche 15 % de la population résidant en France. Ce taux monte à 30% chez les privé·es d’emploi et précaires (2).

Alors que l’objectif de dématérialisation de 100 % des services publics à l’horizon 2025 est en passe d’être atteint, les inégalités d’accès aux services publics produites par la dématérialisation s'accroissent dramatiquement.

Ainsi, près de 30% des personnes interrogées ne se sentent pas ou peu compétentes pour effectuer une démarche administrative en ligne ; 22 % ne disposent à leur domicile ni d’un ordinateur, ni d’une tablette ; 8 % n’ont pas d’adresse e-mail et 15 % pas de connexion Internet à domicile. (3)

Tout ceci engendre un non-recours aux droits important : un usager sur trois renonce à effectuer une démarche administrative en ligne (2). Avec la loi plein emploi et France Travail cela devient même délétère. Pour exemples d’ « expérimentations » futures à France Travail :

  • Contrôle flash : un programme d’intelligence artificielle (IA) devrait venir renforcer l’activité du service CRE (Contrôle de Recherche d’emploi) en sélectionnant des demandeurs d’emploi au hasard, en inspectant les données du dossier et en décidant de la réalité de leur recherche. Ceci, sans intervention humaine. La décision pouvant donner lieu à une suspension des indemnités, si pour le logiciel IA, la recherche d’emploi n’est pas avérée

  • Tableau des 15h d'activité : les privé·es d’emploi devront remplir, sur leur espace personnel (donc par internet) un tableau indiquant leurs activités de recherche hebdomadaire (réponse à offres, candidatures spontanées, atelier, immersion en entreprise, …). En fin de mois, si les 15h d’activité ne sont pas actées, une diminution des revenus interviendra.

  • NAU (Nouvel Accueil Unifié) : dans l’objectif d’une égalité de traitement, les réponses du conseiller FT seront préalablement préparées par un logiciel IA. Bientôt plus besoin de personnes physiques à l’accueil, un hologramme suffira !

Voici donc un autre danger de la dématérialisation : une baisse du nombre des guichets et de conseillers

Deux tiers des entretiens à France Travail ont lieu au téléphone ou en visio. Très vite, l’utilité de conserver le maillage des agences va être posée.

D’autant plus que la réponse des pouvoirs publics est déjà trouvée la parade avec les Maisons France Service. Pourtant ces Maisons France Service, censées pallier l’absence de guichets, restent insuffisantes sur le territoire et sous-dotées financièrement. On est loin de l’objectif d'une MFS à 5km max de chaque usager, affiché à leur démarrage, pour mailler le territoire.

On est loin aussi d'un service de conseil multicarte. Très souvent une MFS se résume à une pièce dotée de plusieurs ordinateurs et d’un jeune en service civique pour apporter son aide en matière numérique.

La dématérialisation des services publics est un mouvement de fond, étroitement lié à la réforme de l’Etat, qui a changé la nature même de la relation avec l’usager. Désormais, les personnels administratifs ne sont plus formés à aider les personnes à résoudre un problème qui concerne leur dossier mais à leur apprendre à se débrouiller seuls face à un écran.

Pour qui sait se servir d’un ordinateur, la dématérialisation des services publics est un bienfait qui permet d’éviter la corvée de l’attente au guichet. Mais pour une part non négligeable de la population, le face à face avec l’écran vire au cauchemar, voir au cauchemar financier !

Ceci concerne tous nos services publics : CAF, CPAM, UDAF, caisse de retraite… C’est-à-dire tout service public dont les activités sont télétravaillables et dont les clés d'entrée pour les usagers sont dématérialisables.

Pour combler ce déficit d’accompagnement, des initiatives d’associations et d’acteurs locaux foisonnent pour soutenir, gratuitement, les usagers dans leurs démarches. Mais quantité de sites privés se sont engouffrés dans la brèche et font payer leurs services aux naufragés du numérique.

Nous basculons ainsi d’un service public, gratuit, pour tous et toutes à un service privé, payant, réservé à celles et ceux qui pourront payer.

Quand tout sera privé…

(1) Vie Publique - Direction de l’information légale et administrative (DILA)

(2) INSEE 2021

(3) Rapport Défenseur des droits : Dématérialisation des services publics : 3 ans après, où en est-on ? Fév. 2022


Sabine LALANDE

© 2024 FAIRE MIEUX - TOUS DROITS RESERVES

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