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11 mars 2024

L’eloquence : marqueur et enjeu de pouvoir

L’eloquence : marqueur et enjeu de pouvoir

La prise de parole en public est à la fois un marqueur et une source d’inégalités. Des sphères privées à la vie publique, nous ne sommes pas tous égaux devant la prise de parole alors qu’elle confère un certain pouvoir à ceux qui en maîtrisent les codes.

Nous sommes nombreux à avoir pensé que l’expression publique ne nous était pas accessible car le rapport à la prise de parole est structuré par les rapports de domination qui s’exercent à des degrés différents sur chacun (racisme, sexisme, LGBTI-phobie, validisme, statut social …).

La représentation du mouvement des Gilets Jaunes en est un exemple marquant. Si initialement ce mouvement est parti de perspectives d’horizontalité et de remise en cause de la répartition du pouvoir - illustrée par la proposition du RIC - certaines personnalités ont incarné ce mouvement sur les plateaux télés et ainsi teinté ce mouvement de leur discours. Parmi les “figures” qui ont émergées de ce mouvement, on retrouve François Boulo qui, au cours de ses muhultiples interviews s’est servi de ses qualités oratoires pour imprégner le mouvement de ses prises de positions souverainistes. Mais François Boulo ne sortait pas de nulle part, bien loin de représenter la sociologie du mouvement des Gilets jaunes, il est avocat et c’est de cette formation à l’éloquence qu’il a tiré le pouvoir d’influencer un mouvement complexe de ses prises de position souverainistes.

Aujourd’hui l’accès à une formation à la prise de parole est réservé à certaines études supérieures (commerce, droit, sciences politiques …). Au cours de ces formations, les élèves apprennent les codes de la prise de parole et en tirent une certaine légitimité à s’exprimer dans l’espace public. Tout ce processus conduit à la reproduction sociale des représentants de l’expression publique et la reproduction de ces codes conduit également à une standardisation de la parole publique.

Mais on ne naît pas tribun, on le devient. L’éloquence n’est pas innée, elle se travaille, se développe et peut être considérée comme un outil à la transmission de ses idées que l’on viendrait polir et perfectionner à force d’usage.

La necessite d’un enseignement a l’eloquence

L’importance sociétale de la capacité à prendre la parole en public s’incarne aujourd’hui par l’introduction du Grand Oral dans les examens du baccalauréat. Mais symbole de l’incapacité à bien appréhender les enjeux éducatifs de notre temps, ce dispositif est un échec. Si la capacité à s’exprimer en public est un prérequis à l’obtention du baccalauréat, l’enseignement à la prise de parole pour celui-ci - quand elle existe - est tellement limitée et inégale même au sein d’un établissement qu’elle ne peut être suffisante pour donner les clés aux élèves pour être à l’aise à l’oral. Au contraire pour un grand nombre de jeunes élèves, l’école est un lieu où se créent des complexes pour s’exprimer devant les autres/ses camarades, et nombreux entrent dans la vie d’adulte avec un rapport compliqué avec la prise de parole en public.

L’éloquence est aujourd’hui associée à une vision libérale, à la réussite individuelle notamment à cause des structures dans lesquelles elle est enseignée et qui la mettent en valeur. Mais la capacité à prendre la parole en public doit être perçue et enseignée comme un savoir fondamental donc un enseignement fondamental pour tout citoyen. Aujourd’hui, l’école est un lieu dans lequel beaucoup de jeunes découvrent des expériences douloureuses liées à la prise de paroles publiques.

Et les chiffres sont effrayants, presque 3 Français sur 4 souffrent aujourd’hui de glossophobie, la peur de parler en public, symbole de cet échec à enseigner à chacun les clés et la confiance pour porter une parole publique.

L’enjeu n’est pas de faire de chacun un tribun mais de donner les outils et l’expérience à chacun pour que l’oral ne soit plus un obstacle à l’expression. Les outils doivent être enseignés, parce que l’intonation, le regard, la gestuelle, sont des composants nécessaire à la bonne transmission de l’argumentation et à la confiance avec la prise de parole publique. L’expérience, parce que les connaissances théoriques sur la prise de parole ne sont rien sans entrainement. C’est la répétition et l’expérience qui permettent de gagner en confiance avec la prise de parole publique, en légitimité et d’être capable de tenir un discours argumenté. Parce qu’enseigner la capacité à s’exprimer en public c’est donner à chacun, un peu plus de son pouvoir de citoyen.

Changer le rapport a la societe et devenir legitime

Vivant avec un sévère trouble de la fluence depuis l’enfance, j’ai longtemps pensé que ma parole devait rester cachée.

“ Vu comment tu parles au mieux tu seras …”. Nous sommes nombreux à avoir entendu ce genre de remarques qui structurent le rapport à la prise de parole et qui entretiennent avec une violence plus ou moins symbolique, le sentiment de honte de sa parole. Ce sentiment, que nous sommes nombreux à avoir bien connu, conditionne notre rapport passif au monde, laissant l’expression à ceux qui en sont “légitimes”.

Mais ce rapport peut être changé, c’est notamment l’ambition de l’association “éloquence de la différence”, qui accompagne des personnes en situation de handicap dans l’acceptation de leur parole à travers une formation à l’éloquence d’un mois et d’un passage sur scène devant un public de plusieurs centaines de personnes.

Au terme de ces programmes de formation à l’éloquence, pour certains candidats les changements sont immenses. Changements professionnels, engagements divers, ces centaines de voix ne se cachent plus. Changer son rapport à sa parole c’est changer son rapport aux autres et à la société, c’est quitter la passivité pour se dire que nous aussi pouvons porter des discours et suivre nos parcours librement.

Faire emerger de nouveaux discours, de nouveaux codes d’expression et creer de nouvelles representations

Dans le champ public, les voix ne correspondant pas aux codes d’expressions standardisées sont souvent moquées. De “poissonnière” à “hystérique”, les moqueries sur la voix de femmes sont depuis longtemps utilisées comme outils de discrédits.

L’exemple le plus édifiant est peut être celui Joacine Katar Moreira, députée portugaise de 2020 à 2022. Femme politique, noire, avec un bégaiement sévère, elle a été la cible de campagnes racistes et de harcèlement sur son bégaiement par l’extrême droite portugaise sur les réseaux sociaux avec des montages vidéos racistes et discriminants détournés de ses prises de paroles.

En France, la députée Rachel Keke, porte avec force ses combats avec une expression loin des standards habituels de la politique. Force, détermination et sincérité, ses principaux marqueurs cassent les codes des prises de paroles conventionnelles.

L’importance de ces paroles est d’autant plus forte qu’elles permettent une diversité nécessaire à la bonne représentativité de tous et toutes dans la société. Cette représentativité est un élément important pour ouvrir la voie à de nouvelles paroles.

A nous tous, tous ceux à qui l’on a fait comprendre avec une violence plus ou moins symbolique que nos paroles devaient rester cachées, créons nos espaces pour gagner confiance et légitimité pour nous aussi porter notre voix dans la société.


Benjamin Brunaud

Ingénieur Transition Ecologique et Militant Inclusivité

Benjamin Brunaud allie compétence technique sur les enjeux de la transition écologique et engagement pour l’inclusivité et l’expression de tous. Militant associatif de longue date pour un avenir durable et inclusif il les porte ces engagements au sein de la France Insoumise depuis 2022. Diplômé ingénieur dans la transition écologique, son parcours professionnel est dédié à la recherche de solutions écologiques, durables et souhaitables. Vivant avec un trouble sévère de la fluence depuis l’enfance, il a longtemps pensé que ce handicap faisait que sa parole devait rester cachée. Aujourd’hui il milite pour l’inclusion et l’expression de tous en organisant des programmes de formations à l’éloquence dédiés aux personnes avec un trouble de la fluence.

© 2024 FAIRE MIEUX - TOUS DROITS RESERVES

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