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20 janv. 2025

CRA de Nantes, l'inaction locale d'une politique brutale

Depuis bientôt six ans, il m’est souvent arrivé d’imaginer ce qui pourrait se passer si mes papiers n’étaient plus en règle. Une erreur administrative, un retard dans le renouvellement de mon titre de séjour, ou même un simple malentendu avec les autorités… et ma vie pourrait basculer. En tant qu’étudiante algérienne en France, je me sens parfois sur un fil, suspendue entre deux mondes : celui où je suis accueillie pour mes études et celui où je suis perçue comme une étrangère qu’on pourrait expulser si je ne rentre plus dans les cases.

Dans ce contexte, l’annonce en 2022 de la construction d’un centre de rétention administrative (CRA) à Nantes (1) me hante. Ces lieux, destinés aux personnes en situation irrégulière en attente d’expulsion, symbolisent une réalité qui, malgré une apparente distance, n’est jamais complètement étrangère à mon existence. Dans cet article, je souhaite explorer cette question non seulement comme une étrangère, mais aussi comme une humaine attachée aux valeurs de la République qui m’a offerte une place en son sein, tout en étant confrontée à des systèmes qui mettent parfois de côté l’individu pour ne voir que des papiers.

Genèse controversée du projet de CRA Nantais

Malgré une amnésie collective des autorités locales, Nantes n’est pas étrangère à l’existence d’un CRA. En effet, la ville a déjà hébergé un CRA, une sorte de petit frère du projet actuel, logé autrefois dans les sous-sols de l’hôtel de police. Ce lieu sinistre ouvert en 1984, où l’air frais semblait être une option de luxe, a fermé ses portes en 2009, et ce pour de très bonnes raisons : vétusté, conditions déplorables, et incidents tragiques à la clé (2). Bref, un joyeux cocktail d’inconfort et de scandales, qui était synonyme de la manière dont on traitait ceux que l’administration ne voulait plus voir sur le territoire.

Mais là où l’histoire devient croustillante – ou plutôt indigeste, selon vos goûts – c’est avec le projet actuel. Une structure flambant neuve de 140 places (3), annoncée à grands renforts de communiqués et de budgets exorbitants, avec une touche de "discrétion" savamment orchestrée par l’État. Ah, et ce n’est pas tout : la mairie de Nantes a gentiment déroulé le tapis rouge en co-signant le projet avec l'ex-ministre de l'intérieur, maintenant tout fraîchement nommé garde des sceaux, Gérald Darmanin (4). Bien sûr, tout cela sous couvert de "gestion migratoire" et de "sécurité publique" (5). On applaudit ou on pleure ? Difficile à dire.

Pendant ce temps, les opposants au projet, des associations aux écologistes, tentent de crier leur indignation dans un brouhaha politique soigneusement contrôlé (6). La mairie, pourtant élue sur des valeurs progressistes, semble avoir mis les bouchées doubles pour satisfaire son partenaire politique d’un jour (7). Une trahison en bonne et due forme ? Appelez ça comme vous voulez. Moi, je préfère penser que la comédie politique a atteint son apogée : une gauche qui applaudit l’enfermement, le duo Retailleau-Darmanin qui se frottent les mains, et une population qui, dans une ignorance totale, encaisse.

Une "torture" écologique et sociale infligée à Nantes

Et puis, il y a le fameux Champ de Manœuvre. Cet espace naturel, refuge de biodiversité avec son vaste espace de 50 hectares, est l’un des rares poumons verts du secteur nord de Nantes. Officiellement, le projet urbain a été pensé pour "respecter la biodiversité existante". On se rappelle de la manière dont "Nantes Métropole" a élogieusement présenté les initiatives des promoteurs (8), comme le réemploi des arbres abattus ou l’intégration d’étudiants de l’école supérieure du bois pour imaginer des espaces conviviaux.

Toutefois la réalité est à mille lieues d'ici, car le Champ de Manœuvre s’apprête à troquer ses "bois dormants" pour des murs d’enfermement (9). Un joli paradoxe, n’est-ce pas, de sacrifier un patrimoine écologique pour construire un CRA ? Alors que les services de l’État parlent de "grand équipement d’intérêt collectif", les tronçonneuses se préparent à réduire en copeaux le bois sauvage et la prairie boisée, sous prétexte que le terrain est déjà classé comme tel dans le Plan Local d’Urbanisme. Une déforestation silencieuse, mais lourde de symboles : ici, on abat autant des arbres que des principes républicains.

Pour les riverains, déjà marqués par des années de lutte contre l’urbanisation galopante, c’est une trahison de plus. L’association des Riverains et Amis de La Beaujoire, entre deux appels à sauver ce qui reste de bocage, dénonce un projet à peine maquillé en "besoin sécuritaire" (9). Mais que peut une poignée de citoyens face à une alliance politique entre l’État et une mairie qui joue les indifférentes ?

Entre impasses morales et pratiques d'un CRA à Nantes et ailleurs

Un centre de rétention administrative, par définition, est une zone grise. Ni tout à fait une prison, ni véritablement un espace temporaire d’accueil, il incarne un entre-deux bureaucratique où des êtres humains deviennent des dossiers à traiter. On y enferme des étrangers sans papiers, souvent pour des raisons aussi absurdes qu’un simple contrôle de routine ou une erreur administrative. Là, il n'y a pas de jugement, pas de procès, juste une décision préfectorale (10), une expulsion signée dans un bureau froid et impersonnel. Qui décide du placement en CRA ? L’administration, incarnée par des préfets qui suivent de manière assidue des directives de plus en plus autoritaires en matière d’immigration. Et une fois à l’intérieur, c’est l’attente, la peur et un flou total.

L’histoire des CRA en France, et les pratiques qui s’y déroulent, ont souvent de quoi faire frémir. Et pourtant, c’est bien ce modèle que Nantes, ville se targuant d’être progressiste et respectueuse des droits humains, s’apprête à importer. Rappelons-le : aucun juge ne décide d’enfermer quelqu’un dans un CRA, aucun procès ne se tient, et aucun avocat n’est là pour défendre la personne concernée. C’est le Préfet qui, par une simple décision administrative, peut décréter cet enfermement, seul et sans appel. Pire encore, lorsqu’un Ministre exige de ses Préfets de ralentir ou bloquer les demandes de régularisation – même celles parfaitement recevables – il fabrique volontairement des personnes sous OQTF (11) (obligation de quitter le territoire français). Résultat ? Ces mêmes personnes, rendues "expulsables" par une mécanique cynique, finissent enfermées. La boucle est bouclée.

On peut bien répéter que les CRA ne sont pas des prisons. À voir les barbelés, les grillages, les chambres à peine plus grandes qu’un placard à balais, difficile de ne pas penser le contraire. À Rennes, par exemple, le CRA "humanisé" fait à peine illusion : matelas minces, espaces confinés, et des détenus qui, pour la plupart, sortent de prison et découvrent qu’ils ne sont pas encore libres (12), Pas étonnant que certains préfèrent mettre fin à leurs jours (13) ou cessent de s’alimenter plutôt que de supporter cet "enfermement dans l’enfermement".

Loin des réalités lointaines matérialisées sous forme de chiffres dans un rapport de la Cour des comptes, il n'en reste pas moins qu'il s'agit d'hommes et de femmes qui, parfois, n’en ressortent pas vivants. Entre suicides et dégradations médicales non prises en charge, la liste des tragédies s’allonge année après année. À Rennes, Marseille, ou encore Paris, les murs des CRA ont vu des vies s’éteindre dans l’indifférence (14).

À Nantes, malgré les belles promesses d’un projet "moderne”, rien n’indique que les conditions seront meilleures. En fait, tout laisse penser que l’on restera fidèle à la tradition des CRA : entasser des hommes, des femmes, dans des espaces où leurs droits sont constamment mis à l’épreuve. Peut-être qu’on y ajoutera quelques baby-foots pour distraire les retenus, histoire de sauver les apparences. Mais au fond, cela restera le même système : un endroit où l’on enferme des gens, non pour ce qu’ils ont fait, mais pour ce qu’ils sont. Des étrangers.

Nantes, ville lumière ou ombre complice ?

La mairie Nantaise avait promis monts et merveilles en se plaçant en rempart contre les injustices. Pourtant, son silence complaisant sur ce projet de CRA laisse un goût amer (15). On dirait presque que l’idée d’enfermer des personnes pour défaut de papiers n’est pas un problème majeur, tant que c’est fait proprement et loin des regards. Après tout, tant que les électeurs ne se réveillent pas en entendant des tronçonneuses dans le Champ de Manœuvre, tout va bien, non ?

Le vrai scandale, ici, c’est la manière dont on a maquillé un projet profondément déshumanisant en acte de "gestion responsable". Derrière les murs du futur CRA, il ne s’agira pas simplement de retenir des sans-papiers en attendant leur expulsion. Il s’agira de normaliser un système où une simple irrégularité administrative peut transformer quelqu’un en un détenu invisible, privé de sa dignité et de ses droits.

Pour une ville qui se présente comme une championne de l’écologie et des droits humains, on préfère donc couper des arbres pour construire des murs. On ferme les yeux sur les conséquences humaines de ces centres. Et tout cela avec l’approbation tacite de la mairie, qui préfère sans doute éviter une confrontation directe avec l’État.

Ce CRA est plus qu’un projet d’infrastructure. C’est une trahison des idéaux qu’une ville comme Nantes prétend incarner. Et pour nous, étrangers, étudiants, ou simplement citoyens attachés à la justice, c’est une piqûre de rappel brutale : il suffit d’un coup de stylo pour qu’un idéal se transforme en barbelés.

Replacer l’humain au cœur des politiques migratoires

Alors voilà, ce projet de CRA à Nantes n’est pas seulement une décision administrative. C’est un miroir déformant qui reflète une réalité brutale : la réduction de l’humain à un simple numéro de dossier. Et si je me permets un soupçon d’humour noir, autant profiter de la situation pour envisager une visite guidée du futur centre. Après tout, avec 30 millions d’euros de budget (16), ils auront sûrement pensé à aménager une cour extérieure cette fois, histoire de rendre l’attente d’expulsion un peu plus "confortable".

Mais au-delà de cette ironie amère, il est temps de se tourner vers des solutions concrètes pour sortir de cette logique d’enfermement. Le Pacte mondial pour des migrations sûres, ordonnées et régulières, signé par la France, offre un cadre clair : privilégier les alternatives à la rétention administrative (17). Cela signifie développer des mesures non privatives de liberté, comme l'assignation à résidence, des programmes d’accompagnement communautaire ou des dispositifs favorisant une prise en charge respectueuse des droits humains.

Des associations comme La Cimade (18) ou Forum réfugiés-Cosi (19) rappellent qu’il est possible de mieux former les personnels administratifs, de garantir un accès à la justice, ou encore de promouvoir des pratiques évitant l’enfermement systématique. Ces solutions sont non seulement plus humaines, mais aussi souvent moins coûteuses et plus efficaces pour favoriser une véritable intégration ou un accompagnement digne des migrants.

En fin de compte, investir dans des alternatives à la rétention ne revient pas seulement à respecter les engagements internationaux de la France : c’est aussi un choix de société, qui pose une question essentielle. Quelle place voulons-nous accorder à l’humanité dans nos politiques migratoires ? Si la réponse ne se trouve pas dans des murs, elle réside peut-être dans notre capacité à construire des ponts.

Naila Tinouche



(1) - Nantes. Bientôt un centre de rétention pour les étrangers en attente d’expulsion. Par Nathalie HAMON et Christophe JAUNET, publié le 05/10/2022 à 16h35 dans Ouest-France.

(2) - Rapport 2008 sur les centres et locaux de rétention administrative. Chapitre : Centre de rétention administrative Nantes, paragraphe : Conditions matérielles de rétention, page 184. Par La Cimade, publié le 29/10/2009 par La Cimade.

(3) - Augmentation de la capacité des centres de rétention administrative : 3000 places d'ici 2027. Communiquée de presse du ministère de l'Intérieur, publié le 08/10/2023 et mis à jour le 12/12/2024.

(4) - Création d’un centre de rétention administrative à Nantes : l’«ambiguïté» de la maire critiquée. Par Laurène TRILLARD, publié de le 13/04/2024 à 07h05, mis à jour le 13/04/2024 à 15h41 dans Le Figaro.

(5) - Pourquoi la maire de Nantes Johanna Rolland rencontre Gérald Darmanin ce mardi 4 octobre. Par Presse-Océan, publié le 04/10/2022 à 12h09 dans Ouest-France.

(6) - Immigration : les anti-CRA nantais ne désarment pas. Par Presse-Océan, publié le 13/04/2024 à 17h18 dans Ouest-France.

(7) - À Nantes, la création du CRA embarrasse les socialistes. Par Simon CHERNER, publié de le 03/06/2024 à 07h03, mis à jour le 04/06/2024 à 12h33 dans Le Figaro.

(8) - Le Champ-de-Manœuvre prend un nouveau virage. Par Nantes Métropole & Ville.

(9) - À Nantes, le futur centre de rétention administrative devrait être situé près de la maison d’arrêt. Par Thibaud GRASLAND, publié le 11/10/2023 à 18h10 dans Ouest-France.

(10) - Le placement en centre de rétention administrative : une mesure arbitraire et injuste. Article juridique - Droit des étrangers et de la nationalité. Par Me Jean-Marc ESSONO-NGUEMA, publié le 11/10/2024.

(11) - La préfecture de l’Isère accusée d’être devenue une « fabrique de sans-papiers ». Publié le 11/12/2024 à 16h40, mis à jour le 11/12/2024 à 16h49 dans 20 Minutes.

(12) - En travaux, le centre de rétention de Rennes est resté fermé pendant un mois. Par Nathalie FLOCHLAY, publié le 12/04/2024 à 17h16 dans Ouest-France.

(13) - Rennes : Deux tentatives de suicide en une semaine au centre de rétention administrative. Par Jérôme GICQUEL, publié le 17/01/2023 à 16h51 dans 20 Minutes.

(14) - En rétention, une fin d’année 2024 tragique : décès et actes de désespoir se multiplient. Par La Cimade, publié le 20/12/2024.

(15) - Centre de rétention : le préfet remet discrètement la pression sur la maire de Nantes. Par Presse-Océan, publié le 01/03/2024 à 19h04 dans Ouest-France.

(16) - Création d’un centre de rétention administrative à Nantes : l’«ambiguïté» de la maire critiquée. Par Laurène TRILLARD, publié de le 13/04/2024 à 07h05, mis à jour le 13/04/2024 à 15h41 dans Le Figaro.

(17) - 13 – Alternatives à la rétention : Objectif 13 du Pacte mondial pour des migrations.

(18) - Rétention et expulsion. Chapitre : Propositions politiques de La Cimade en matière d’expulsion et de rétention.

(19) - Apatrides : développer des alternatives à la rétention administrative. Par Flora PEILLE, publié le 14/09/2021, mis à jour le 14/06/2023 dans ASH (Actualités sociales hebdomadaires).

© 2025 FAIRE MIEUX - LA FRANCE INSOUMISE - TOUS DROITS RESERVES

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