Changement de modele : la bifurcation ecologique des activites industrialo-portuaires
Face au défi de la bifurcation écologique, tout le monde s’accorde aujourd’hui sur l’urgence d’agir. Les zones industrialo-portuaires, de par les concentrations d’activités qu’elles représentent, se retrouvent en première ligne de la planification écologique. Dans ces zones nous pourrons à la fois verdir les industries existantes et développer de nouvelles industries vertes. Mais comment ?
Nantes-Saint-Nazaire : Un port d’importance en besoin de transformation
Nantes s’est construite autour et même sur son fleuve, la Loire. Son rapport à la Loire et à la mer constitue une grande part de son identité. L’activité portuaire y a débuté dès l’antiquité et a connu un pic lors de la traite esclavagiste en devenant même en 1704 le 1er port d’Europe. On retrouve aussi des vestiges de la construction navale avec le parc des chantiers et les nefs, marque de la présence passée de cette activité au cœur de la ville.
Mais il ne faut pas regarder vers la mer avec nostalgie, il ne faut pas regarder la Loire comme un simple élément du décor de notre quotidien. Les activités fluviales et maritimes sont encore importantes dans l’estuaire. Ce sont pas moins de 28,4 Mt (millions de tonnes) de marchandises qui ont transité par le Grand Port Maritime de Nantes Saint-Nazaire (GPMNSN) en 2023 faisant de celui-ci le 4e port français en termes de tonnage. Cette activité est majoritairement en aval de la Loire avec les terminaux méthaniers de Montoir de Bretagne (8,1 Mt de gaz fossile) et les terminaux pétroliers de Donges (6,8 Mt de pétrole brut et 4,6 de produits raffinés).
Mais comme les chiffres précédemment cités tendent à l’indiquer, l’activité portuaire est fortement dépendante de l’importation d’énergies fossiles. Cette réalité est connue de tous et le port s’est lancé dans une stratégie de décarbonation et de réduction de sa dépendance à l’importation de gaz, de pétrole et de charbon, et ce avec notamment le développement d’un projet de ZIBaC (Zone Industrielle Bas Carbone) en partenariat avec les acteurs industriels. Si cela va vraisemblablement dans la bonne direction, il faut garder à l’esprit que quelques arrangements à la marge du modèle industriel ne suffiront pas à faire bifurquer les activités industrialo-portuaires vers un modèle soutenable.
Quelques ordres de grandeurs
En effet le projet de ZIBaC est centré autour de la mise en place d’un hub énergétique décarboné autour St-Nazaire. On peut calculer les ordres de grandeurs pour se faire une idée des enjeux liés à ces nouveaux vecteurs énergétiques décarbonés sur lesquels le port et les industriels de l’estuaire souhaitent s’appuyer.
En 2023, sous toutes formes confondues (gaz, pétrole, charbon, produit raffinés), le port de Nantes-Saint-Nazaire a réceptionné 180 TWh d’énergie fossiles. Si l’on souhaitait produire cette quantité d’énergie sous forme d’hydrogène, e-GNL ou encore carburant de synthèse, en considérant un rendement de 60%, il faudrait alors consommer 300 TWh d’électricité soit environ 60% de la production française de 2023. On voit ainsi que l’activité de production d’énergies décarbonés (plus précisément de vecteurs énergétiques décarbonés) ne pourra pas simplement prendre la place des importations d’énergies fossiles. Ces vecteurs énergétiques décarbonés seront disponibles en quantités beaucoup plus limitées, il convient alors d’arbitrer quels utilisateurs pourront en bénéficier. L’aviation commerciale souhaite capter de grands volumes de ces carburants de synthèse et y est par ailleurs fortement incitée par des directives européennes : doit-elle être prioritaire pour y accéder ?
Sur la question plus précise de l’hydrogène, la nouvelle stratégie hydrogène du gouvernement table sur la production de 1 Mt d’hydrogène décarboné par an en 2035 ce qui représenterait une consommation de 50 à 60 TWh/an soit plus de 10% de la production électrique annuelle française. 2035 étant une échéance très courte, on ne pourra de toute façon pas compter sur de nouvelles centrales nucléaires pour couvrir ce nouveau besoin électrique, tout reposera donc sur le développement de capacité de production d’énergies renouvelables. L’éolien en mer apparaît comme aujourd’hui comme une partie importante de la solution pour couvrir ces nouveaux besoins électriques, le pacte éolien en mer signé entre la filière et le gouvernement portant sur l’installation 18 GW de capacité de production d’ici 2035, soit une production d’environ 60 TWh par an.
Concernant la capture et séquestration de carbone, l’industrie française a émis 107.7 Mt de CO2 en 2023. Capter et exporter vers des installations de séquestration nécessiterait le départ plus de 2000 navires avec une capacité de 50 000 tonnes depuis nos ports. Par comparaison ce sont 114 navires méthaniers qui ont fait escale à Montoir en 2023. De manière générale, on peut considérer que 1 tonne d’énergie fossile produit 3 tonnes de CO2, le flux sortant de CO2 capté seraient donc 3 fois plus importants que le flux entrant d’énergie fossile l’ayant généré. Par ailleurs cela ne résout pas les problématiques de dépendance aux pays exportateur d’énergie fossile, cela en rajoute une nouvelle à l’égard des nouveaux pays importateurs de CO2.
Besoin d’une politique de planification cohérente
Comme on l’a vue précédemment, de nouveaux besoins électrique vont émerger et la production d’énergie renouvelables va être en première ligne pour les couvrir. Compte tenu des objectifs très ambitieux par exemple en terme d’éolien en mer il faudra mettre les bouchées doubles. Dans cette perspective le projet de transformation des activités portuaires du GPMNSN inclue aussi l’ambitieux projet Eole de création d’un terminal d’assemblage d’éoliennes flottantes de grandes dimensions.
Néanmoins cet élan risque de se heurter à une crise de secteur et à un manque de volonté politique de la surmonter. En effet le secteur est confronté à une féroce concurrence internationale et à la hausse des taux d’intérêts qui les mettent à mal. L’usine de Montoir de General Electric, seule usine en France de nacelles d’éoliennes en mer, a annoncé 500 suppressions d’emplois. La puissance publique ne doit rien exclure, ni même les nationalisations, pour permettre le déploiement cette filière éolienne maritime.
Les atermoiements des acteurs publics ont pu montrer leurs effets délétères par le passé. On peut passer en revue quelques éléments sur le cas de la centrale à charbon de Cordemais :
En 2015 est lancé le projet Ecocombust, largement soutenu par les syndicats et les salariés visant à remplacer le charbon par de la biomasse
En 2017 le gouvernement annonce la fermeture des quatre centrales à charbon françaises (Cordemais, Le Havre, Gardanne, Saint-Avold) d’ici 2022
En 2018 s’ajoute le projet de création d’une usine de production de black pellets à proximité de la centrale
En 2019, la CGT de Cordemais met la pression pour que le projet avance, le gouvernement s’engage faire fonctionner la centrale avec 80% de biomasse dès 2022
En 2020 le fonctionnement au charbon est finalement autorisé jusqu’à 2024 ou 2026
En 2021 le projet est abandonné par EDF
En 2023, Face à la mobilisation des salariés, le projet Ecocombust est relancé et est validé par le président de la République.
En 2024, on apprend dans Ouest France que la direction d’EDF ne serait toujours pas convaincue par le projet. EDF se projette pour l’heure sur 20% de biomasse.
Dans ces conditions, les mots de « planification écologique » ne peuvent que sonner creux. Alors, que les salariés travaillent et portent un projet de reconversion écologique de leur outil de travail, ils ne peuvent s’appuyer sereinement ni sur l’Etat ni sur EDF. Le port de son côté doit planifier le devenir du terminal charbonnier dédié à la centrale. C’est un espace précieux pour lui étant donné les tensions foncières auxquelles il est confronté mais l’avenir incertain de la centrale rend sa reconversion floue.
Le zone industrialo-portuaire ne se résume pas aux activités énergétiques. Dans d’autres secteurs les salariés se battent pour la reconversion écologique de leur outil de travail et peuvent être confrontés au cynisme de leur direction. C’est le cas pour l’usine Yara de production d’engrais par exemple, qui participait au projet de ZIBaC mais qui a préféré délocaliser son usine plutôt que de la mettre aux normes environnementales.
Enfin, d’autres activités industrielles ne sont pas directement très polluantes ou émettrices de gaz à effet de serre, mais reposent sur un modèle de surconsommation de ressources fossiles. C’est le cas des Chantiers de l’Atlantique qui ont encore récemment accepté une commande de paquebots de classe Oasis (les plus gros au monde). Cette entreprise et ses salariés ont pourtant une capacité industrielle et des savoir-faire précieux pour la bifurcation écologique, avec notamment le développement de leur voile Solid Sail et de leurs sous-stations électriques pour parcs éoliens en mer. Il convient d’accompagner ces entreprises qui ont les capacités de participer à l’effort commun vers un modèle économique soutenable.
La bifurcation écologique est indispensable : elle impose une planification par les besoins, le verdissement des industries nécessaires et le développement de nouvelles industries vertes. Le port de Nantes-St-Nazaire a pris la bonne direction et l’estuaire de la Loire possède une base industrielle sur laquelle il faut s’appuyer. Mais la mutation de tout ce tissu industriel ne se fera pas sans une planification beaucoup plus forte et cohérente qui fait primer l’intérêt général sur les intérêts privés et sans donner plus de pouvoir aux salariés qui connaissent leur outil de production et son potentiel dans la bifurcation écologique.
Paul GANGNANT
Ingénieur d’étude et militant de gauche
Né en 2000 en Seine-Saint-Denis, Paul Gangnant est arrivé un peu par hasard à Nantes en 2020 pour ses études d’ingénieur. Passionné par les questions techniques et industrielles, il s’intéresse aux enjeux de la planification écologique.